D'habitude, je les repère de loin, avec leur regard brillant de prédateur, leur denture découverte ce qu'il faut par un sourire goinfre ; je les entends longtemps avant que de les voir, aussi, ils ont le verbe haut, pour qu'on les remarque, que les regards se dirigent vers eux, que le parterre les désire d'un mouvement implorant ; ils pourront y faire ainsi le choix de celle qui aura leur faveur. Trente ans de vie citadine, ça éduque.
Mais là, je n'ai rien vu ni entendu venir. Déjà, la veille, un collègue avait tenté la chose ; il sait que je sais ce qu'il est, aucun de nous deux ne s'en cache et c'est devenu un jeu entre nous : je provoque innocemment, il tombe naïvement dans le panneau, je le renvoie à ces chères études avec force démonstration de vulgarité. On en rit. Et ça s'arrête là, jusqu'à la prochaine manche du jeu. Mais là...
En fait, il y a plus de vingt ans que j'arrive à les éviter. Et maintenant je me crois à l'abri : l'âge, le mariage (visible !), les enfants, la dégaine pas franchement engageante, la vêture plutôt hommasse. Et puis, le petit bourg au fin fond de la campagne reculée, les déplacements uniquement en voiture, tout ça. Oh, il y a bien de temps en temps quelques regards, des amabilités, mais de bonne tenue, rien que de très social qui entretient les bonnes relations villageoises. Mais ce soir...
Un forum des associations, lieu idéal pour que les gamins choisissent — ou pas — leurs activités extrascolaires. L'ambiance est bon enfant, tout le monde se connaît au moins de vue, le nouveau maire fait le tour des popotes, les enfants vont d'un stand à l'autre saluer ceux qui les ont encadrés les années précédentes. Le temps est celui de la fin d'une journée printanière, le goûter est à leur disposition sur une table, tout va bien.
J'entame une longue discussion avec la présidente d'un club de sport, à propos de son fils, parti continuer faire ses études loin de l'autre côté de la montagne. On bavarde beaucoup et bien. Puis il arrive, salue la présidente, l'embrasse ainsi que sa voisine de table, se retourne vers moi : « Allez, je vous embrasse, tant que j'y suis, j'en profite, je ne vais pas me priver. » Et il me claque une bise sur chaque joue, et je sens son haleine empuantie de vinasse, et je sens sa main pesante sur mon épaule. Une fraction de seconde de trop. Je me recule, trois pas pour que sa main se détache enfin, je ne veux surtout pas le toucher. Mais je veux qu'il comprenne qu'il me dégoute, que même s'il a trop bu, il n'a aucune excuse, sauf celle de ne pas être fini, évolué. Dieu sait, comme on dit chez moi, que j'ai la bise et le contact physique facile — surtout avec les beaux mecs, hé — je suis une fille du sud ! Mais là... J'espère qu'elles ont vu que cet homme — que je ne connais pas — m'incommodait. J'ai tourné les talons, ramassé un gobelet que le vent du nord avait fait voler, surpris, avec un immense sourire, la barmaid draguant plus ou moins mon mari. Je suis passée à autre chose.

D'habitude, je les repère de loin, les pervers. Sauf que. Ce n'est pas un pervers. C'est un être humain resté à son état animal : un type qui a raté le train de l'évolution, un mec qui a suivi la spirale à contresens. Un involué.