1Q84

À sa sortie, j'avais été attirée par la couverture sobre mise en exergue dans une librairie à vivre. Vaincue par la taille de ma pile à lire[1], je n'avais osé m'adonner au tsundoku, puis récemment, j'ai trouvé une raison suffisante pour me laisser tenter.

L'histoire est racontée du point de vue des deux héros, un homme, Tengo, et une femme, Aomamé[2], la trentaine alerte. Dans les deux premiers livres, les chapitres alternent entre les deux points de vue ; dans le troisième, un autre personnage fait sa (plus ou moins) brève apparition. Le récit progresse donc lentement, il boucle parfois, se répète, comme pour bien signifier que il y a un élément important. J'ai été un peu déçue par le style (celui de la traduction française, tout du moins) direct, concis, bref, assez pauvre à mon goût. Il me fait penser à un oiseau qui picore, du bout du bec, à petits coups rapides. C'est bien sûr lui qui donne son rythme, sa respiration, au conte, outre l'intrigue, bien entendu ! Il me fait également penser à celui que l'on utilise lorsque l'on rumine, et c'est bien un peu de ça qu'il s'agit. Il est parfois répétitif, comme le sont certains passages qui ne font que rappeler les événements passés : il s'agit encore des mécanismes que l'on utilise dans l'introspection, lorsque l'on se répète à l'envi ce qui s'est passé, comment cela aurait pu se passer, comment cela se passera si... Et si ?
J'ai relevé quelques formules qui m'ont marquée (outre celle-ci) :

  • Livre 1 :
    • « Vous êtes tous prisonniers du lieu, vous n'irez nulle part. Vous ne pouvez même pas reculer. Mais moi non. Moi, j'ai un travail à achever. Une mission à accomplir. C'est pourquoi je me suis autorisée à avancer. » (Aomamé)
    • « C'est comme un petit animal apeuré tapi dans un trou profond, qui aimerait s'enfuir, mais qui n'arrive pas à s'échapper. Tu sais qu'il est caché là, au fond. Mais tant qu'il ne sort pas, tu ne pourras pas l'attraper. » (Komatsu)
  • Livre 3 :
    • « Elle lui apparaissait comme un papillon rare et exotique que l'on peut contempler mais dont il ne faut pas s'approcher. Si on l'effleure, il meurt en même temps que s'évanouissent son éclat et son naturel. Le rêve exotique s'achève. » (Ushikawa)
    • « Dès que l'espérance se lève, le cœur se met en mouvement. Et quand les espoirs ont été trahis, vient le découragement. Le découragement appelle l'impuissance. On baisse sa garde par imprudence. Là réside pour moi maintenant le plus grand péril. » (Aomamé)
    • « — De quelle distance parlez-vous ? — Une distance qui ne se mesure pas. — Comme celle qui sépare le cœur des hommes. » (Tamaru, Aomamé)

Quant au fond de l'histoire, dire que c'est un conte philosophique et fantastique serait certes commode, mais trop lapidaire pour restituer la richesse de l'œuvre. Si riche que l'on peut y trouver plusieurs genres[3] : genre policier (meurtres et enquêtes) ; érotique voire pornographique descriptif ; romance (un des fils conducteurs) ; fantastique et merveilleux (au sens de la SFFF ; un autre fil conducteur) ; militant (lutte contre la violence sexiste ou sectaire) ; introspectif (à propos du métier d'écrivain, par exemple, ou de sa propre vie). L'intrigue est simple : vingt ans après, deux êtres qui se sont rencontrés très brièvement mais de manière très forte, dense, seront-ils capables de se retrouver, intacts bien que modelés par la vie ? Lui, Tengo, promis à un avenir brillant, mène une vie simple, bien réglée, presque monotone, comme s'il la subissait, jusqu'à ce que la fantaisie fasse irruption dans son quotidien. Elle, Aomamé, destinée à une existence routinière, mène rondement son quotidien, agité, accumulant les aventures (de tous ordres) et les défis, jusqu'à l'ultime. Un homme faible, une femme forte ? Le Ying et le Yang ? Pas sûr, mais j'aime bien l'idée que ces êtres sont les deux faces, les deux parties d'un quelqu'un, qui se doivent d'être réunies. Sinon la vie n'a pas de sens. À ce propos, romantique ou sublime, s'ajoute, comme une basse continue, celui de la féérie, du merveilleux, du mystère : comment sommes-nous capables d'intriquer ce qui nous semble surnaturel et ce qui nous paraît être la vie réelle ? La forme narrative fait la part belle à la réflexion sur le temps (qui passe ou qui boucle ?) et les étapes de nos vies : comme une quête initiatique, voire un jeu de rôle, chaque héros accède à la suite de sa vie (au niveau suivant ?) lorsqu'il y a été soumis à une épreuve (intrinsèque ou imposée) qu'il a assimilée avec brio. Et tant qu'il est coincé dans un épisode, il rumine. Et le récit boucle. Mais il met en évidence que la rumination (analytique) est indispensable pour que le temps se débloque et que la vie s'écoule. Parfois, on aimerait bien connaître également le destin de ceux et celles qui les ont aidés à franchir les étapes : on reste quelquefois sur sa faim quant au devenir de certains personnages dits secondaires.

C'est le premier Murakami que je lis[4] et j'ai été triste de quitter Tengo et Aomamé. Parce qu'ils continuent de vivre loin de mon regard. Parce que leur histoire résonne très douloureusement en moi, comme les reflets d'un paradis rêvé et aussitôt perdu.

Notes

[1] J'ai aussi la sale manie d'acheter le moins de livres possible à leur sortie, comme si je les laissais faire leur chemin jusqu'à moi...

[2] Je ne sais si quel est l'usage japonais des noms propres, mais le héros est nommé par son prénom et l'héroïne, par son patronyme.

[3] Ce qui décevra certainement les fans d'un seul de ces genres.

[4] Personne n'est parfait, en ce bas monde.