La Horde du Contrevent, La Volte, 2004

Qu'il n'est pas facile de parler d'une telle œuvre ! Surtout quand de talentueux lecteurs en ont déjà dit beaucoup, comme [ATTENTION SPOILER] La Brigade du Livre bien sûr, l'analytique Saint Epondyle ou les spécialistes de NooSFère et bien d'autres tout aussi enthousiastes, je suis sûre. Surtout qu'il fait partie des rares qui m'ont marquée depuis dix ou vingt ou même trente ans[1] Ce bouquin résonne dans ma tête depuis que je l'ai lu. Il occupe une place incongrue dans l'univers de la SFFF[2], une place originale. À la fois en tout et en rien.

Oui, en rien. L'arc narratif est on ne peut plus classique : une vingtaine de femmes et d'hommes, les meilleurs spécialistes dans leur domaine respectif, réunis pour mener une quête. Et c'est tout ? Presque. Des aventures, violentes et horribles ; des tensions, dans le groupe ; des inimités, des compétitions. Et pourtant, un groupe soudé par la mission qui lui a été confiée — et qui sera menée à son terme, bien entendu. Dit comme ça, l'histoire ne semble pas d'une folle originalité, n'est-ce pas ?

Mais qu'est-ce qui fait que ce bon sang de bouquin est encore plus unique que n'importe quel autre ?
La pagination, qui est à rebours, comme la Horde qui remonte au vent[3] ?
L'organisation des chapitres, chacun transcrivant une aventure, une étape de la quête, à travers le point de vue de plusieurs membres de la Horde, une narration à plusieurs voix, qui dévoile l'intimité de chacun et chacune bien plus sûrement que ne pourrait le faire un narrateur extérieur ?
L'espace naturel dans lequel se déroule l'histoire, fantasmagorique et pourtant fait de mille et une contrées existant sur notre planète ? Ou la culture des peuples que la Horde rencontre, avec leurs technologies proches des nôtres de l'ancien temps et tellement plus ingénieuses ? Ou l'écosystème des régions traversées, leurs êtres vivants fantastiques, leurs monstres et leurs chimères, témoins géniaux de la fertilité de l'imagination de l'auteur ?

Tout ça, oui, bien sûr, mais pas uniquement, évidemment ! Je ne peux m'empêcher de rapprocher cette œuvre des récits-sources de la fantasy — ceux attribués à Homère, en particulier : elle semble s'y ressourcer (donc) pour mieux s'en détacher et les dépasser[4]. Au delà, il y a le vent, source de tout, prétexte à la quête[5]. Alain Damasio, démiurge, crée un cinquième élément, le vent, tour à tour liquide, solide, flamboyant. Ce n'est pas un assemblage d'air et d'un des trois autres éléments, c'est autre chose, le résultat d'une alchimie subtile d'où nait une nouvelle espèce d'élément.

Le mouvement crée la matière !

Connaître l'origine du monde vent — et en découvrir de nouvelles formes — est donc le but de la Horde. Je ne sais si c'est heureux ou regrettable, mais très tôt au cours de ma lecture, j'ai deviné le terme de la quête. Même si certains passages m'ont parus longuets, ça n'a rien enlevé au plaisir de découvrir la suite des aventures des membres de la Horde.

Ici, une digression : un mien ami a dit qu'il n'avait pu lire le bouquin car (je cite de mémoire) « il n'y a aucun personnage important auquel se rattacher. » Pourtant, en tous les narrateurs, tous les membres de la Horde, on peut trouver un élément qui ressemble à une partie de ce qu'on est et auquel s'identifier. La Horde est un organisme à elle seule, comme chacun d'entre nous, et coller sa propre complexité à la sienne est sans doute compliqué.

La fin, donc, devinée très tôt. De toute façon, la Horde ne peut rien faire d'autre que de réussir, c'est la dernière Horde, est-il dit. Et la source du vent est tellement... évidente. Du coup, ça ne gêne pas la lecture, même si j'y ai trouvé quelques longueurs, comme étouffant en plein air, sur le chemin vers la source du vent. Ce qui prime, ce n'est pas le bonheur au bout du chemin, c'est le bonheur du chemin, bonheur aigre et amer, violent, sanglant, tout relatif, mais bonheur quand même, fait de découverte de l'autre, de soi, de pourquoi le monde.

Notre lien n’est pas de titre ni d’intellect : il est à la pliure de cette quête – comprendre.

Parce que tu découvres progressivement le lien et que le lien architecture et ralentit.

La Horde du Contrevent est un conte philosophique, dont l'essence est la relation à l'autre et à soi. Ouais, dit comme ça, ça fait bateau, et pourtant c'est exactement ça. Ce qui en fait un bouquin[6] qui dure longtemps dans la tête.

Seule l’erreur est créatrice.

La maturité de l’homme est d’avoir retrouvé le sérieux qu’on avait au jeu quand on était enfant.

Le fond de l'œuvre serait aride s'il n'y avait la langue, l'écriture, la poésie, la musique que distille la plume d'Alain Damasio :

Il n’est guère dans mes habitudes, excusez l’intrusion, de m’improviser tout à trac rabat-joie, trouble-fête et pisse-froid, mais je dois toutefois, pour cette soirée si spéciale, déjouer mes routines, pour excellentes soient-elles, et vous parlez, une fois n’est pas coutume, à cœur entrouvert et saignant…

Au bout d’une coulée excessivement visqueuse de secondes,

L’eau coule, en boucle calme. Plus ronde que l’air, une larme s’enroule.

Avant que l'aventure ne commence, le troubadour de la Horde nous dit :

Nous sommes faits de l'étoffe dont on tisse les vents.

Nous sommes faits de l'étoffe dont nous tissent les vivants, nos semblables.

ce miracle préhumain d’être tramé en fil de l’autre.

Notes

[1] à côté d'Au nom de tous les miens ou du Pendule de Foucault, pour d'autres raisons.

[2] mon univers, bien riquiqui où J. R. R. Tolkien, I. Asimov, F. Herbert ou R. Bradbury règnent en maîtres accompagnés de quelques seconds couteaux

[3] puisqu'elle contre le vent, c'est écrit dessus !

[4] un peu comme un vaisseau spatial utilisant un corps astral comme catapulte gravitationnelle, oui, oui, bien sûr ^^

[5] dont le but est de trouver où nait le vent

[6] lu l'édition Folio SF de 2007, qui contient des coquilles, pas toutes corrigées dans l'édition 2015 :/