Aller à la recherche

Deuzeffe pose (toujours) des questions

Mot-clé - Thierry Crouzet

Fil des billets Fil des commentaires

16/08/2017 16:00

Résistants (Thierry Crouzet)

Résistants, Bragelonne, 2017

Comme One Minute, Résistants est né sur Wattpad. Comme lui, il est écrit au présent. Comme lui, il déroule la narration suivant le point de vue des différents protagonistes. On pourrait à l'envi se prêter au jeu des ressemblances et on en trouverait nombre d'autres[1]. J'ai donc assisté à la naissance de l'histoire, naissance laborieuse, avec quelques faux départs, alors même que le thème et le genre littéraire sont clairs dans l'esprit de l'auteur[2]

L'histoire ? Une femme se bat contre une menace pire que le changement climatique de notre planète : la résistance aux antibiotiques. J'avoue, qu'un auteur masculin mette en scène une telle héroïne me séduit particulièrement[3] Elle endosse le costume classique mais toujours efficace de tout brave, avec ses forces, son intelligence, son intuition, ses faiblesses[4], son altruisme, etc. Et ça fonctionne remarquablement bien en ce qui concerne Katelyn. Ah et puis elle tombe amoureuse, hein, comme tout chevalier. Mais loin d'être une romance sirupeuse, sa relation avec le héros[5] est piquante et ombrageuse, mélange classique d'amour-haine où le cœur et la raison luttent jusqu'à offrir une fin presque malheureuse[6]. Oh, et puis comme c'est une femme, elle est objectivée, abusée[7]. Schéma courant. Mais comme elle ne se laisse pas faire[8]...

Contre elle, donc, l'amoureux, le héros, le méchant — pense-t-on et on n'a pas tout à fait tort. Tout aussi doué qu'elle, menant — sans qu'elle le sache vraiment au début de leur histoire — le même combat. Et contre eux, les infâmes capitalistes, les industriels en général et les firmes pharmaceutiques en particulier qui gavent humains et animaux de médicaments censés éradiquer les bactéries. Elles sont sur Terre depuis bien plus longtemps que nous, sont beaucoup mieux équipées que nous pour s'adapter : elles ne cessent de mettre en place des contre-mesures au flux d'antibiotiques auquel on les soumet. Sauf qu'à la fin, ce sont elles qui vont gagner, et pas nous. Et je dois dire que bien que je sache parfaitement ce qu'est la résistance aux antibio. et ce qu'elle signifie, Thierry Crouzet a presque réussi à me faire peur. Cette peur, née de l'ignorance ; cette peur qui sidère. Alors l'auteur distille, en parallèle de son propos romanesque, faits et découvertes sur les bactéries, leurs mécanismes de résistance, les moyens pour nous, humains, d'espérer, un peu, nous en sortir. Malgré la menace glaçante qui court tout au long de l'histoire, la noirceur du propos, tout n'est pas perdu : nous sommes seulement la solution au problème que nous avons créé. À condition d'un changement radical de nos comportements[9].

La solution aux problèmes majeurs de l’humanité ne viendra que d’une mise en commun de toutes les expériences.

La forme romanesque de cet ouvrage de commande, délibérément choisie par l'auteur[10], épouse volontairement le genre thriller, peu familier à l'écrivain de ce que je connais de ses styles littéraires de prédilection. Ça se sent un peu. Si l'enchaînement des péripéties est assez fluide, l'ensemble aurait mérité, à mon goût, encore quelques phases de polissage pour livrer un produit bien fini. Par exemple, l'identification des « patients zéros » et de leur mode de contamination me semble incohérent, presque cousu de fil blanc, un peu trop facile, en quelque sorte.
Quoi qu'il en soit, je n'ai pas été déçue par ce page-turner captivant. Même si l'on n'aime pas particulièrement les histoires d'action et de suspense, les ombrageuses aventures amoureuses, on retrouvera les perles d'introspection typiques de Thierry Crouzet[11], humanistes ou à la limite du truisme, parfois :

La pensée rationnelle n’est pas la seule opérationnelle. Quand le maître affirme que les arbres lui parlent, il ne ment pas. En haut de la plate-forme, j’ai communié avec eux. Au nom de ce que je sais, je peux passer à côté de ce que je pourrais savoir si j’étais curieuse. La raison peut parfois se transformer en obscurantisme.

Résistants met en lumière un aspect microscopique de l'influence de l'humain sur son environnement. Et inversement. Un indispensable docu-fiction pour qui se soucie un tant soit peu de son prochain.

Notre précipitation engendre la peste moderne.

Notes

[1] Un jour on fera une liste de tout ce qui fait que quand on lit du Crouzet, même à l'aveugle — hahaha — on sait que c'est du Crouzet

[2] Enfin, d'après ce qu'il en dit

[3] Mon héroïne de gamine était Fantômette. Donc, bon

[4] Un héros doit avoir des faiblesses, sinon, ce n'est qu'un robot

[5] bah oui, faut bien qu'il y ait un mec dans l'histoire...

[6] Tout est dans presque

[7] Non, pas dans ce sens-là

[8] Elle me fait penser à Clarice Starling

[9] J'avoue, là, c'est pas gagné

[10] A contrario du Geste qui Sauve

[11] Qui ne peut donc s'empêcher d'en glisser dans ses textes, quels qu'ils soient

25/01/2015 23:16

Ératosthène (Thierry Crouzet)

Ératosthène Je crois me souvenir que j'ai fait la connaissance d'Ératosthène chez Denis Guedj alors que je lisais Les cheveux de Bérénice. Je l'ai ensuite retrouvé chez Albert Barillé, ainsi qu'Archimède, son contemporain. En revanche, je n'ai jamais entendu parlé de son crible[1]. C'est donc avec grande curiosité que j'ai commencé la lecture du roman de T. Crouzet.

Première surprise, le récit est au présent, balayant en cela les préceptes des prof. de français conventionnels[2] : comme l'explique l'auteur dans les notes de rédaction, dit Journal[3], ce n'est qu'à la huitième version du roman, onze ans après la première écriture, que ce temps s'est imposé. Il me submerge, à tel point que les premières pages me sont difficiles à lire, les phrases sont très courtes, hachées, comme la parole de celui qui ne sait pas respirer : ce texte me pompe l'air ! Ça tombe bien, c'est ce que voulait l'auteur — « J'imagine un premier chapitre essoufflant pour le lecteur » dit-il toujours dans le Journal. Le temps présent m'immerge dans l'histoire — et l'Histoire — chronologique, linéaire, de ce savant bien plus grand que je ne le supposais de prime abord. Par contre-coup, ma lecture est lente, quelques pages par jour, qui correspondent peu ou prou à un chapitre, bref et dense, tous étant du style « Point de vue de », même si la pensée d'Ératosthène est développée dans presque tous.

Deuxième surprise : je n'ai jamais autant souligné de passages dans un livre que dans ce roman[4], et je ne crois pas être la seule. Le texte est aussi riche que la vie de son héros, tout autant éclectique et pleine, tout aussi actuelle.

Troisième surprise : j'ai été déçue de ne pas retrouver l'Ératosthène que j'avais déjà rencontré mais touchée par ce philosophe si... humain.

Quand je lis un roman historique, je me demande toujours ce qui est avéré ou probable et ce qui est imaginaire. Ce trouble gâche mon plaisir et affaiblit l'œuvre. Comment éviter ce piège ? Plutôt que multiplier les notes, il faut avoir une exigence de vérité dans le moindre détail.

Je me suis posé la même question que l'auteur et il est difficile, tant l'écrivain est devenu son sujet d'écriture, de discerner où est la vérité, où est la personnification dans l'histoire de cet Ératosthène-là. Le récit suit la chronologie de la vie du Grec, dans son époque — là, je suis sure que tous les faits de la grande Histoire ont été vérifiés avec soin, du moins dans les traces qui sont parvenues jusqu'à nous — dans son monde en ébullition. Probablement parce qu'il ne reste que peu de témoignages contemporains, des solutions de continuité parsèment l'histoire : par exemple, il est dit qu'Ératosthène n'écrit plus de poèmes, alors que jamais précédemment, il n'en a été question. Plusieurs cassures apparaissent ainsi, déstabilisantes, d'autant plus que le temps du récit est le présent.

La facette de l'Ératosthène savant est à peine montrée, soit à travers de son expérience de mesure du globe terrestre, soit à travers les lettres qu'Archimède lui envoie[5], soit lorsqu'il dirige la grande bibliothèque d'Alexandrie. Je (re)découvre qu'il a inventé la géographie et je bois comme du petit lait son discours en faveur du généralisme — on dirait éclectisme, de nos jours[6] : je ne peux m'empêcher de penser que l'auteur s'est fait son protagoniste. Ou l'inverse.

D'autant plus que l'Ératosthène politique est très actuel, et ne fait que dire à lignes hautes, ce que l'auteur a déjà exprimé par ailleurs :

Si nos promesses n'ont plus de valeur, notre civilisation n'a plus d'avenir

Quand on offre à tous le fruit de son travail, nul ne songe à vous plagier et les œuvres se fécondent.

La bipolarité semble inscrite au plus profond de notre humanité.

Le commerce ? C'est l'autre nom de la guerre.

Il a découvert une loi immuable dans les sociétés humaines : tout pouvoir fort a besoin, sous lui, de pouvoirs instables exigeant des affrontements constants pour leur conquête et leur préservation. Ainsi, les oligarques défendent la démocratie parce qu'elle occupe le peuple à se choisir des représentants de pacotille.

En Alexandrie, la bibliothèque seconde notre mémoire. D'autres fonctions tout aussi essentielles seront à leur tour placées hors de nous. Cette machine à calculer en est la preuve incontestable. Quand cette idée aura fait son chemin, notre humanité changera de visage. (comment ne pas penser à Michel Serre et Petite Poucette)

Cet vision de la politique est bien évidemment abreuvée par le philosophe qui a rapidement abandonné le stoïcisme, dans lequel, semble-t-il, il se sentait étriqué, pour embrasser un courant de pensée plus large : le sien. C'est un aspect du personnage qui m'a particulièrement séduite : le refus d'être classé, catalogué ; le besoin de rester unique — pour ne pas se perdre de vue ? — l'indispensable volonté de ne pas être comme les autres de son temps. Et de toujours avancer vers la découverte, la tentation de connaître sa vérité :

Il peut argumenter cette position : tantôt le hasard nous guide, tantôt la nécessité nous détermine, mais parfois nous choisissons notre route et cela nous procure une sensation de toute-puissance insurpassable.

Je suis convaincu que nos œuvres, en ajoutant des points dans le paysage, augmentent notre bonheur mutuel. Faire est une exigence de l'homme libre.

Tu es libre, suis ta route. Ne t'occupe pas de ta destination. C'est en cheminant que tu apprendras.

Le hasard est aveugle à nos désirs. Voilà pourquoi je ne peux être sérieux. Nous vivons une gigantesque farce.

Le bonheur a besoin du changement. Il n'est complet que si le changement sert la communauté.

Cependant, le personnage qui m'a le plus touchée est l'Ératosthène humain, simplement humain, pétri de compassion et d'amour pour l'humanité en général (et Bérénice et Arsinoé en particulier) :

Ébloui par la manifestation éclatante de cette chose, ou plutôt de cette force : la joie, l'insouciance, la pureté, la satiété. Peu importe son nom, elle n'a rien d'invisible ou d'indicible, elle n'est pas, comme le supposait Platon, cachée dans les replis d'une réalité supérieure, elle éclabousse la vie même de son emprise. Ne pas la ressentir reviendrait à s'anéantir. Il faut de temps à autre s'en gorger, pour avoir le courage de traverser les moments noirs de l'existence.

Leurs bonheurs respectifs s'entretiennent l'un l'autre, telles deux plantes grimpantes enlacées.

Il me suffit de te lire pour savoir que je t'aime.

Accepter la dépendance ne réduit pas la douleur qu'elle entraîne.

Si un jour on me demande « Qui aimeriez-vous être ? », je pourrai répondre : « L'Ératosthène de Thierry Crouzet.»

Notes

[1] Si j'étais mathématicienne, ou formaticienne, ça se saurait.

[2] Définition de l'imparfait, à apprendre par cœur en quatrième : « C'est le temps du récit. » Fermez le ban.

[3] Présent uniquement dans la version numérique

[4] Sauf dans GoT, mais c'est une autre histoire.

[5] Lettres peut-être imaginées, je n'en sais rien

[6] chapitre 69 : Expert de rien