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Deuzeffe pose (toujours) des questions

26/07/2017 00:00

MercrediFiction

Hermesstatue, By PictureObelix (Own work) [CC BY-SA 3.0 at (http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/at/deed.en)], via Wikimedia Commons

Le mercredi, sur Mastodon[1], paraissent des microfictions[2] en 500 caractères[3]. Ici, donc, les miennes réunies (par ordre déchronologique.)

  • 26 juillet 2017

— Je suis épuisé. J'ai encore pas dormi. Ça fait 3 nuits de suite.

Alexia ne dit rien. Ni empathique avec ses éternels « Je te comprends. Ce n'est pas facile. Parle m'en. On va trouver une solution » Ni égoïste et ses irritants « Ouais, pareil. C'est chiant, hein !? Moi, quand ça m'arrive... » Figée. Un lapin dans la lumière des phares d'une voiture. Tétanisée par deux courants contraires.

Mon IA implantée devient mon propre miroir.

J'ai peur.

  • 14 juin 2017

— Tu sais, Alexia, j'ai refusé cette mission, ce n'était pas par caprice. Épuisé par la précédente, mettre un pied devant l'autre n'était plus qu'une sale habitude. Ma vue et mon ouïe étaient brouillées. Il a flatté mon orgueil, dit que j'étais indispensable, irremplaçable. J'ai dit non. Et puis… Il m'a juré que je Le retrouverai.
— Le cœur a ses raisons… Et maintenant ?
— Et maintenant, nous sommes dans l'au-delà !
— On explore ?
— Et comment ! Vers l'infini…
— De l'au-delà ;)

  • 31 mai 2017

L'air de l'arène vibre sous les assauts de la canicule et des cris de la foule. C'est jour d'exécution publique. La Peine Suprême trône au centre de l'ellipse, madone hiératique et souriante. Son armure noire engloutit la lumière alors que les condamnés lui sont présentés. Sonne l'hallali par la bouche des hérauts, tonnent les tambours. Cognent les poings des désespérés sur la carapace sombre, encore et encore, toujours. Impassible, la haine les enveloppe. La Peine Suprême.

  • 10 mai 2017

« Avec les cars Mc Rohn et le tout nouveau train Prez IDent, découvrez nos destinations idylliques pour vos congés*. Tentez de gagner 5 séjours mis en jeu lors du prochain tirage au sort** ! »
Les yeux rivés sur l'affiche, le regard perdu au delà, Jeff, attablé dans la cantine de la mine, ne voit pas les petites lignes.
* pour les détenteurs de la carte de travailleur « 70 h/semaine, 150 jours d'affilée »
** parmi les travailleurs de surface justifiant de 5 500 crédits/semaine

  • 19 avril 2017

— Tu sais, ils disent qu'il n'y a que deux moments où l'on est seul, celui où l'on nait, celui où l'on meurt. C'est faux, je sais qu'ils ont tort. On est seul aussi entre les deux, toute sa vie, tout le temps. Personne n'est dans la tête de personne.
— Et moi !? Tu m'oublies ? Alors que je suis installée quelque part dans ton cortex cérébral depuis tes premières heures de vie ex utero, tu m'oublies :(
— Pardon, Alexia. Fais-moi un shoot de 5HT, ça devrait aller mieux, après.

Notes

[1] Quoi ? Tu ne connais pas Mastodon ? Par ici ou .

[2] Un récapitulatif général ici ou un moteur de recherche

[3] Voui, le mastodonte accepte 500 caractères, vu son nom.

02/01/2017 12:39

La route départementale 941

Historiette inspirée d'un souvenir de voyage, narrée il y a bien longtemps de cela à un groupe de copains et copines en mal d'évasion.

D941 OpenStreetMapM. D. a pour caractéristique de vivre dans le Limousin et de posséder une fort jolie maison de famille dans le Dauphiné. En faisant appel à ses lointains souvenirs de géographie, chacun peut aisément savoir qu'entre ces deux provinces françaises s'élève majestueusement un massif granitique communément nommé « le Massif Central ». Les excellents ingénieurs en charge des ouvrages d'arts et des voies de circulation ayant pour habitude de relier la capitale aux fiefs qui en dépendent ne se sont pas préoccupés de relier entre elles les provinces par des voies rapides qui permettent aisément et rapidement de se déplacer de l'une à l'autre dans le but, par exemple, de mettre à profit une fin de semaine pour aller visiter la famille. Il en résulte donc, que pour rallier Limoges à Vienne, il faut en passer par la route départementale 941, suite logique de la route nationale 141 — à noter que cette voie, malgré sa classification peu glorieuse, est, ma foi, une fort belle route en lacets distendus qui offre une descente appuyée vers la capitale auvergnate.

Un beau jour de printemps — à vrai dire, c'était plutôt un soir de je ne sais plus quelle saison — M. D. décide donc d'occuper agréablement quelques jours de liberté et d'entamer une expédition de l'autre côté du V hercynnien. Il entasse donc ses impedimenta dans son auto — un sacré numéro — et le voilà parti, en charmante compagnie, vers la vallée rhodanienne. Cependant, comme je l'ai déjà dit, il doit d'abord passer par l'Arverne.

Tout à son plaisir d'écouter un enregistrement phonographique de l’œuvre de Mozart, Don Giovanni, il prend à peine garde à la topographie routière qui déjà l'amène à aborder la fameuse route départementale 941 qui traverse les courbes de niveau pour parvenir à Clermont-Ferrand. La route est belle mais la fin de semaine la surcharge d'un trafic qui oblige notre conducteur à suivre sagement le défilé de véhicules sans plus faire attention à sa conduite. C'est donc emporté par le lyrisme du quarteto Non tu fidar, o misera dont il bat la mesure d'une main, l'autre se contentant de tenir simplement le volant — et par la même, se gardant bien de manier le levier de changement de vitesse pour utiliser le frein moteur du véhicule, ce qui, pourtant, est très fortement conseillé dans ce cas — qu'il balance lascivement son véhicule le long des courbes généreuses de la départementale 941.

Arrivé dans le centre de la ville, une odeur chaude éveille soudain notre homme, odeur rapidement suivie du dégagement d'une intense fumée blanche qui semble se dégager de la roue avant droite du véhicule. Arrêt d'urgence sur le bas-côté, sortie en catastrophe du véhicule, examen oculaire et manuel de la fameuse roue dont le moyeu est brûlant, oui, brûlant ! Notre homme démonte alors la roue, en pestant force juron contre la chaleur intense qui imprègne les boulons de fixation. Le disque de frein est chaud, très chaud. A ce moment, sa compagne de voyage lui dit : « Mon ami, pensez-vous donc que descendre jusqu'ici en utilisant uniquement le frein puisse être à l'origine de cet aléas ? En effet, vous, surtout, n'êtes pas sans savoir que le frottement, surtout à sec, à l'origine du freinage, entraîne une élévation de température des deux massifs frottants. »

C'est depuis ce jour que M. D. est quelquefois qualifié de M. JOURDAIN

P. S. : En ce temps là, M. D. était doctorant en tribologie et préparait une thèse intitulée « Frottement sec de matériaux céramiques ».

04/01/2015 10:14

Bientôt la lumière ?

— 31 décembre 1878

Sous mes doigts, la pierre est froide, scintillante de gel. Pourtant, je me sens bien, assis sur mon banc de granite, le dos contre la façade de la maison qui régurgite la chaleur dont elle s'est gavée toute la journée. C'est le soir, c'est mon moment. Celui où l'ouest est gris foncé alors que l'orient est noir d'encre, cet entre-deux où la nuit se dévoile alors que le jour n'est pas encore tout à fait porté disparu. J'ai parfois l'impression que mon banc se creuse, à l'endroit où je m'assied toujours. Quelle illusion ! Comme si ma frêle carcasse était assez puissante pour raviner mon assise de pierre grise et dure. Il a enfin neigé, il y a quelques jours, salut à l'hiver qui déboulait du plus profond de la fange automnale. Le premier quartier de Lune recouvre ma montagne d'une houppelande de diamants : je n'aurai jamais assez de trois éternités pour tous les admirer. Dans le ciel clair comme le cristal, Orion me sourit : je l'aime bien, ce gros bonhomme d'hiver. L'ubac, en face de moi, porte bien mal son nom ; il ruisselle de lumière, lisse comme un lac gelé, creusé comme la croupe de nos chevaux. Si je n'y prenais garde, j'irais m'y enfouir tout l'hiver et dormir, dormir... Tout là-haut, le col, entre les deux mamelons — comme les appellent les garis d'ici, en ricanant bêtement — se fond dans le ciel d'encre pâlie par la lumière de Séléné. Le chemin de mulet qui en descend jusqu'au village est effacé : à peine est-il marqué par une légère dépression bordée de bosses buissonneuses. Les yeux mi-clos, je goûte l'air froid qui pétille, le silence plein, franc qui coule dans notre vallée reculée. Ma tête vogue en des contrées désertes, lointaines, où tout est à découvrir et pendant qu'elle baguenaude, le coin de mon œil suit un petit point noir, une bille qui roule lentement dans le passage venu du col. Le temps que je revienne sur mon banc, la tâche noire est à mi-pente et d'un point, elle est devenue une espèce d'échalas dégingandé qui descend à grands pas vers le village. Suis-je victime d'un coup de Lune ? Je ne me suis pas assoupi suffisamment longtemps. Alors ? Alors, il y a bien un humain qui vient nous rendre visite, en fin de cette terrible année.

Devant moi se tient la silhouette, occultant le demi-globe lumineux et à contre-lune, je ne distingue rien de ses traits ou de sa chevelure. Sans rien dire, avec un léger soupir, de soulagement dirait-on, l'individu se coule le long de la façade et s'échoue sur le banc, à côté de moi. Je le regarde : la lumière blafarde illumine un instant son regard et le bleu scintillant m'aveugle. Il a les yeux les plus bleus que je n'ai jamais vus, azur mais scintillant de mille éclats : des étoiles en plein jour ! Il baisse les paupières et tout d'un coup, c'est le paradis perdu.

— Bonsoir Joël.

La voix est indubitablement masculine, légèrement voilée, comme emmitouflée dans une écharpe de brume légère. Donc, c'est un homme. Qui connaît mon prénom.

— Je viens d'au-delà les trois montagnes. Les forêts, les ruisseaux, les busards et les loups n'ont eu de cesse de me montrer le chemin vers toi. J'ai posé une question à Aglaë, notre Sagesse. C'est la première fois je crois, que je l'ai entendue sans voix. Après un long moment de silence où ses yeux discutaient avec les miens, elle m'a conseillé de venir te voir. Elle m'a assuré que la campagne saurait me guider jusqu'ici. Me voilà donc. Avec ma question.

— Quelle est-elle ?

— Pourquoi fait-on des cadeaux aux gens ?

J'ai déjà répondu, il y a bien longtemps.

— Mais...

Je ferme les yeux à mon tour, rassemblant toutes les bribes éparses de ma sagesse. Ainsi donc, c'est Aglaë qui me l'envoie. Mais pour quelle obscure raison n'a-t-elle pas elle-même élevé cet homme vers les bas fonds de la connaissance ? Ça ne lui ressemble pas, elle ne délaisse jamais l'occasion d'instruire quelque âme assoiffée.

— Mais Aglaë, ma mère, m'a assuré que tu me montrerais comment le savoir.

Je sais donc pourquoi la garce n'a pas pu lui répondre.

Nous nous réfugions au creux de ma demeure, simple masure de granite solide, aux murs aussi épais que la neige sur le haut de la montagne. Dans l'âtre, le feu, fidèle espoir, se tient bien. Débarrassée de sa pelisse, la silhouette est aussi mince que je l'avais imaginé ; sa chevelure est robe de corneille, noire à reflets bleus qui éclaboussent ses prunelles. Je lis dans ses traits le visage d'Aglaé, mais ses yeux viennent d'ailleurs, de bien plus loin que les trois montagnes.

— Qui es-tu, fils d'Aglaé ?

— On me nomme Damien. Le coureur de la nuit, l'amant des forêt, le confident des corneilles, le voleur d'étoiles... Je ne les ai pas volées, pourtant. Elles sont nées dans mes yeux en même temps que moi, ou peut-être avant. Mais tous, tous disent que je les ai dérobées à la voûte. Pourtant, la nuit, elle sont toujours brillantes dans le ciel : les vieux les racontent aux enfants, les femmes sont jalouses de leur éclat. Je ne les ai pas volées ! Tous viennent me regarder, tous viennent contempler : devrais-je donc m'aveugler de soleil pour qu'enfin on cesse de me traiter ainsi ?

— D'où viens-tu, Damien ?

— Quelques mois après ma naissance, ma mère m'a confié à une cousine, de l'autre côté des trois montagnes. Elle avait une petite fille d'à peu près mon âge et assez de lait pour nourrir les nourrissons de toute la vallée. C'est ainsi que j'ai changé de famille, adopté une autre mère et que m'est échu une sœur de cœur. Hermoniæ... Mon amour, ma vie... Elle riait, je riais. Elle pleurait, je pleurais. Je pouvais sentir toutes les vibrations de son être résonner dans mon cœur, dans mon âme. Nous ne faisions qu'un, de tout temps, en tous lieux. Autour de nous, rodait l'âme de nos mères, comme une cape de bienveillance, préservant notre monde de toute incursion néfaste. Jusqu'au jour...

Damien se tait, ses yeux prennent la couleur de la nuit et seules les étoiles les éclairent. Les flammes chuintent et crépitent, leur orange se fait ocre, les brandons frémissent. La chanson du feu charme Damien qui reprend :

— Un matin, à mon réveil, elle n'était plus là. Plus aucune trace d'elle ne subsistait, comme si elle n'avait jamais existé. Bizarrement, je me sentais plus fort, à peine triste, tout juste mélancolique. Avec au cœur une étrange chaleur baignant mon âme d'une lueur nouvelle. Dans ma tête, résonnait ce précepte : « Mourir, c'est aussi accepter de recommencer. » qu'un conteur[1] de l'autre côté du fleuve m'avait un jour asséné. Je ne me sentais pas à l'article, pas du tout. J'avais peut-être envie de disparaître au monde, une mort aux autres, pour de rire. Ma mère adoptive a scruté mon regard, m'a fait un signe de tête, indiquant l'endroit où le soleil se lève. Et j'y suis parti.

Toute la nuit, à la lueur du feu, Damien me raconte son périple, me parle des gens qu'il a aidés, de ceux auxquels il a laissé de l'espoir dans les yeux, de ceux qu'il n'a pu sauver, de ceux qui l'ont chassé ; il me conte ses courses dans la nuit, ses fuites devant les bêtes sauvages tout autant affamées que les hommes par cette guerre impie qui s'alanguit dans le pays depuis des lustres ; il me dit qu'il ne se sent pas seul dans sa tête, dans son corps, comme si, éponge, il était imprégné de l'esprit de sa sœur volatilisée. Il ne comprend pas, ne cherche pas trop à résoudre le mystère non plus, accepte son nouvel état comme on accepte que le ciel soit azur, la campagne verte, la neige froide et mouillée, et l'Astre brillant.

La nuit a glissé sans bruit sur la pente neigeuse : déjà l'autre côté de l'année pointe au dessus de l'ubac. Le soleil traverse le fénestron de ses doigts raides, enjaunit la masure, nous trempe dans un cagnard vif et doux à la fois : aveugles, nous ne nous entendons plus. La porte vole, poussée par un grand courant d'air froid et ocre. Un éclat de rire tinte, un ange nous salue : « Joël, on est déjà demain : viens vite, le soleil commence sa danse ! » Je regarde Damien, et dans ses yeux, le diamant se fait quartz sulfureux. Je regarde la toute belle qui vient d'entrer : ses prunelles bleues brillent de mille étoiles argentées, sa tête blonde est auréolée par la lumière naissante, ses joues ont capté la lueur du feu. À sa suite, s'engouffre une bourrasque, un blizzard étrangement tiède qui les enceint, les embrasse, les tient serrés l'un contre l'autre, prisonniers du vortex rigolard. Dans un dernier hurlement, la tornade s'enfuit de chez moi emportant avec elle Damien et Hermoniæ.

Depuis, tous les matins, à l'orée du jour, devant le pas de ma porte, apparaît la lumière d'une double étoile.

Note

[1] il se reconnaîtra...

09/11/2014 00:04

On va manger en terrasse ?

Il est midi bien tassé. Dans le petit bureau où nous nous entassons à cinq ou six, au sous-sol du bâtiment, les bruits des feuilles tournées, des claviers, du téléphone qui hurle bien trop souvent s'estompent peu à peu. L'un s'étire en hululant un bâillement que Rahan n'aurait pas renié. Un autre claque rageusement son stylo sur le bureau, désespéré de ne pas arriver à coucher son intuition sur le papier. Je recule ma chaise qui crisse désagréablement sous mon poids et sur le linoléum et pousse un grognement d'exaspération. Le chef passe la tête dans l'entrebâillement de la porte de son antre : « Vous êtes bien agités, d'un coup. Vous avez faim ? On va manger ? » La cafétéria voisine est tout aussi enterrée que notre bureau et à voir le soleil briller au-delà du gazon vivotant à l'ombre permanente, nous n'avons pas envie de nous y cloîtrer : aujourd'hui, nous mangerons dehors !

Nous sortons du bâtiment par les coulisses. Remontant l'escalier de service étroit, marches de béton coincées entre deux murs gris démesurément hauts, dont la ligne de fuite se fond dans l'azur de ce jour-là, notre troupe s'étire en un long ruban de guimauve, tout joyeux de sortir de sa cave. L'Astre nous cueille dans sa paume : il nous séquestrerait volontiers sur un banc pour nous enivrer de caresses. Las, il nous faut franchir les grilles, traverser le boulevard vrombissant. L'Italien, en face, n'a pas de terrasse : aucun intérêt à nous y poser pour boire le soleil. Alors, nous allons plus loin, au coin de l'avenue. Les chaises en rotin et les tables basses du troquet ont envahi le trottoir, elles s'alanguissent sous l'ombre clairsemée des platanes. Les feuilles d'automne frémissent dans la brise tiède : l'air a la nuance d'une saison qui ne veut pas mourir.

Le serveur nous connaît bien : « Croque-à-cheval-salade-demi pour tout le monde ? » Aucune dénégation ne venant le contredire, il disparaît dans le bar, hurlant sa commande au personnel. On attrape la PQR qui traîne en plusieurs exemplaires sur les tables alentour. Le silence se fait bulle autour de nous. Chacun est rivé à cette photo., à ce titre, à cette date. Nous sommes le lendemain du 9 novembre. 1989.

Et toi, que faisais-tu ce jour-là, quand tu as pris connaissance des événements ?

22/08/2014 17:03

Le premier vingt-deux

Il paraît que c'est plus bruyant que le métro aux heures de pointe. Et que la bousculade y est encore plus grande. Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Ça bouge dans tous les sens, ma tête cogne contre une surface souple et ferme, mes membres sont ballotés de droite et de gauche. Je bois souvent la tasse, mais c'est comme d'habitude. J'ai mal aux oreilles, mon tympan s'agite frénétiquement, ça bourdonne et de temps en temps ça crisse. Maintenant, là, alors que tu me lis, je sais mettre des mots sur ce que je ressentais, mais à l'époque, à l'époque...

À l'époque, j'étais inconsciente, mon cerveau n'était pas capable d'analyser toutes les informations que mes capteurs physiques lui envoyaient. Je ne savais que sentir : je ne savais rien, je ne comprenais rien. Je flottais dans un bouillon aux goûts bizarres et ondoyants ; il y faisait sombre, si tant est que la lumière eût une signification ; le liquide remuait au rythme de mouvements extérieurs dont je ne réussissais pas à déterminer l'origine. Je l'agitais parfois, lorsque je m'y ébattais, lançant coups de pieds et de poings, frétillant d'angoisse. De temps en temps, mon vaisseau se calmait, le brouhaha s'y faisait tenu et il me semblait percevoir un chant léger, modulé, sur fond de musique froissée. Je me sentais de plus en plus à l'étroit dans mon cocon, jusqu'à ce qu'il m'expulsât, un soir au goût de l'été qui arrivait : il faisait froid et sec dans ce nouveau monde, mais au moins, il était grand ! C'était un univers rempli de nouveautés, agréables sensations et de traumatismes : un bouleversement, en somme. Tout attachée à découvrir ce nouvel espace et les êtres qui le peuplaient, j'avais oublié le son de l'habitude. Ce n'est que bien plus tard, un soir, que j'entendis de nouveau cette chanson douce et cette mélodie parcheminée : ma mère lisait à mi-voix un livre donc elle tournait les pages en les faisant glisser les unes sur les autres. Il paraît que j'adorais l'imiter, dressée sur mon séant dans mon berceau, mon bouquin en tissu bien en mains — et à l'envers ! — droit devant mes yeux. Puis je suis allée à l'école, puis j'ai appris à lire : et mon univers s'est dilaté[1].

Le premier livre dont je me souviens avec précision racontait l'histoire de petits hommes dans une grande maison familiale où régnait un chat. Il me suit depuis plus de quarante ans, au gré des déménagements successifs : je viens d'aller le chercher sur une étagère de ma bibliothèque, son dépôt l'égal date de 1969. Il s'agit de Monsieur Ouipala, d'Annie M. G. Schmith (trad. Suzanne Hiltermann et Isabelle Jan, ill. Jacqueline Duhème) . Ensuite vient Au nom de tous les miens (Martin Gray), que je lisais alors que tournait en boucle l'album Métamorphosis : les deux sont irrémédiablement liés dans ma mémoire. Puis Chroniques martiennes (je ne te ferai pas l'affront de te dire qu'il a été écrit par un certain Ray Bradbury) : c'est LE texte qui m'a accrochée à la science-fiction pour ne plus jamais la quitter. Entre temps, la section moins de quinze ans de la bibliothèque dont ma mère assurait la direction a fermé. Les ouvrages devaient partir à la poubelle — quelle horreur[2] ! — j'ai donc fait le plein d'ouvrages dont quelques pépites comme Bilbo le Hobbit ou Au Carrefour des étoiles. Après, il y en a eu tellement, que je ne sais plus, et comme ça va de la collection Harlequin à la Bible ou au Coran, que ma mémoire est un vrai emmenthal, je ne saurais dire. Peut-être, s'il en faut un, un texte de John Irving comme Une veuve de papier, par exemple. Et s'il faut un cycle, celui des Robots et de Fondation (d'Isaac Azimov, faut-il le rappeler).

Tiens, puisqu'on est vendredi, je livre mon #vendredilecture :

  • Le trône de fer (Georges R. R. Martin, au cas où tu ne suivrais pas) intégrale 3 VF (oui, je sais !)
  • Adultère (Paulo Coelho)
  • PB#... Ah non, on est vendredi, mais PB53 ne paraîtra jamais. Alors, Le meilleur pour le pire — aka RD#1 (Neil Jomunsi)

Pourquoi je raconte tout ça ? Primo[3], parce que c'est le Ray's Day, tu suis ? Ensuite, parce que j'ai une confession à faire, même si on n'est pas jeudi : je n'ai aucun mérite. Je n'ai aucun mérite à lire. T'imagines-tu ne pas respirer, manger ou parler ? Non, bien sûr. Lire est de même nature pour moi : une fonctionnalité profondément inscrite dans mes gènes d'humaine, qui m'a été donnée dès ma conception, qui a doucement mijoté dans mon bain primordial, dont je me suis nourrie avec le lait de ma mère, qui fait du cosmos connu et inconnu un ridicule petit pois à côté des multivers logés dans les textes. Je n'ai aucun mérite à lire.

Notes

[1] une fois que tu as appris à lire, tu ne peux pas t'empêcher de lire tout ce qui te tombe sous l'œil, même en langue étrangère, même le panneau de pub. le plus débile de l'Univers et des environs. Fais-en donc l'expérience.

[2] je ne supporte pas de jeter des livres et quand ils n'en peuvent plus, j'en fais, par exemple, ça

[3] pas Levi.

01/01/2014 00:00

Allez, bonne année quand même ?

Mon ancêtre, Joël Noyeux[1], aime à se faire chroniqueur de la vie de son bourg. Dans son livre de vie, un premier janvier, on découvre ce récit.

Malgré l'hiver qui est venu, les temps sont moins froids et les jours moins obscurs, même si des vieillards sont partis et des hommes perdus à jamais pour les leurs. Au bout du village, dans son château — comme les enfants nomment sa coquette bâtisse bourgeoise — Hécate geint sans cesse : l'esprit de cette plus que centenaire bat la campagne et ressasse les belles histoires du temps passé. Elle saoule Artemis, sa jeune servante de ses souvenirs qui pétillent comme le frais champagne coulant à flot au milieu des fêtes passées.

— Quand j'étais jeune, vois-tu ma petite Artémis, la roseraie embaumait de mars à novembre et tous les jours, Andéméon, mon défunt jardinier adoré...

Ce matin-là, elle ne peut continuer à dévider ses souvenirs dans l'oreille de la soubrette, tant les larmes envahissent ses yeux et les sanglots serrent sa gorge.

— Mère, je n'en puis plus ! s'écrie Artémis, courue se réfugier dans le giron de Solène. J'en ai assez d'entendre les plaintes de cette vieille rombière. Mais quoi ? Elle a toujours eu la vie facile, confortable : une belle maison, un époux avenant et bien pourvu, une domesticité nombreuse et prévenante, s'activant jours et nuits sous la férule de la gouvernante, fille de sa nourrice. Elle n'a jamais eu à tirer l'aiguille, ne sait ce qu'est s'occuper d'enfants : son seul souci quotidien est de choisir, sans faire de faute de goût, l'épingle à chapeau assortie à son mantel. Elle ne s'intéresse à rien d'autre qu'elle, elle

— Ma fille, ma fille, je te sens agacée par les gémissements de la vieille dame, mais vois-tu, comme tu le dis, elle ne peut trouver d'autre plaisir que la satisfaction de s'occuper d'elle. Toute sa vie tourne autour de sa propre personne : ne crois-tu pas que son champ d'expérience en est tout autant limité ? Et malgré l'insondable profondeur de la nature humaine, crois-moi, elle en a eu vite fait le tour. Et cela ne fait pas son bonheur. À bien y penser, on peut même dire qu'elle est malheureuse.

— Mère ! Comment peut-on dire ça ? Certes son époux n'est plus, mais il n'a pas disparu sans laisser de traces, comme notre père : il s'est éteint, dans ses bras, qui plus est ! au terme d'une vie commune et paisible avec sa chère épouse. Elle n'a pas eu la douleur de perdre des fils dans la force de l'âge, de fermer les yeux d'une fille qui aura six ans éternellement. Son dos est droit et la peau de ses mains est fine et douce. La nuit, elle dort, elle ne

— Ma fille, sous-entendrais-tu que je me dois d'être plus malheureuse qu'elle puisque la vie m'a offert les épreuves que tu décris ? C'est bien ça ? Sache que ce fût une cavalière émérite, aguerrie et agile : en cadeau de noces, son cher époux lui a offert le plus beau des haras avec les plus belles bêtes que l'on puisse trouver dans nos contrées. Il fallait la voir, à travers les brumes de l'aurore, chevaucher sa jument grise ou son étalon noir et filer dans les chemins, au milieu des baliveaux, s'épuisant dans une course qui la laissait pantelante de plaisir. Il fût un jour où son état devint intéressant. Son époux lui ferma alors les portes de l'écurie : cela la rendit folle de manque. S'attachant la complicité de quelque palefrenier béat, elle passa outre l'interdiction maritale et maintint ses chevauchées matinales. Jusqu'à chuter, un jour, assez lourdement pour la laisser inconsciente au bord d'une ravine : elle perdit l'enfant qu'elle portait. Par deux fois encore, elle fût grosse et par deux fois aussi, les cavalcades furent fatales à son enfant. Le médecin lui ôta tout espoir de procréer à nouveau, d'avoir une descendance, de laisser une trace sur cette terre. Voilà son plus grand malheur : elle s'est dépossédée de tout espoir d'être utile à plus nécessiteux qu'elle, de se nourrir du bonheur d'un enfant, de l'aider à sortir du troupeau. Saisis-tu, ma fille, l'illusion dans laquelle elle te maintient, l'apparence qu'elle s'octroie pour cacher sa misère ?

— Mère, c'est triste... Cependant, je ne comprends pas pour quelle raison elle ne s'est pas tournée vers d'autres objets de son désir de bienveillance ? N'aurait-elle pu s'accomplir dans quelque œuvre de charité, quelque action de bienfaisance ?

— Son époux, la voyant si défaite, n'a eu de cesse que de vouloir combler cette carence affective par une débauche de richesses matérielles : cela a été son plus grand tort. Elle a été ensevelie, étouffée par l'opulence : le ressort en elle s'est brisé, volatilisé. Elle est devenue une coquille brillante, étincelante, un personnage, simplement bon à donner le change.

Le silence enveloppe les deux femmes : on y entend leur compassion pour leur semblable en fin de vie, seulement bonne à refléter un mirage.

— Mère, reprend Artémis, c'est aussi commode pour elle, que de se complaire dans la mélancolie : ainsi, elle peut se plaindre et se faire plaindre. Mais cela ne prend pas, avec moi ! Elle n'a eu qu'à souffrir d'un petit malheur, compensé par de muliples petits bonheurs !

— Ma fille, il n'y a pas de petits bobos : la raison voudrait nous faire accroire qu'une grande infortune cause une grande affliction. Ce n'est pas le cas : du moment où le sort s'acharne, de la manière dont nous recevons ses coups dépend la détresse que nous en éprouverons. Ton père, tes frères, ta sœur s'en sont allés : nous avons vécu à leurs côtés, nous pouvons les faire revivre à notre guise, dans nos rêves et nos pensées, entendre leurs rires, nous repaître de leurs sourires, nous laisser émerveiller par leurs regards, même s'ils nous manquent désespérément. Nous avons toute matière à les ré-inventer indéfiniment. Elle, ne peut : ses enfants resterons des inconnus pour l'éternité. Comprends-tu ? Toute peine est respectable, quelle que soit l'intensité de sa cause : tu ne peux ainsi tourner le dos à Hécate, ma fille. Écoute-la, entends-la. Va, maintenant.

Au bout, du village, dans le château, on entend des rires d'enfants. Si l'on pénètre dans le jardin, on aperçoit, confortablement installée sur la terrasse, aux côtés d'une claire et fine Artémis lumineuse, une vieille dame aux joues roses et lisses, au yeux pétillants, aux lèvres étirées par un léger sourire, au corps repu de bonheur : une Hécate nouvelle.

Note

[1] dont je t'ai déjà parlé ici

09/12/2013 15:28

Nouveau

Via nos chers amis à la langue bien pointue, une miette succulente pour le bec de la plume :

« nouveau antéposé définit simplement un numéro d'ordre dans une série d'objets semblables, alors que nouveau postposé insiste sur le caractère unique et inédit d'un objet déterminé » (In Dupré, Encyclopédie du bon français dans l'usage contemporain, Editions de Trévise, 1972.)

Du coup, la rubrique est nouvelle, elle aussi...

14/03/2013 14:19

Pour rire ?

Deux monastères se font face, chacun posé à flanc de colline. Au fond de la vallée, une rivière, large, presque un fleuve et au milieu, dans l'exact alignement des deux domaines religieux, une île. Riche d'alluvions, de végétation, elle est l'objet, depuis plus que longtemps, de combats acharnés mais feutrés entre les deux communautés. Pensez donc ! La limite entre les deux domaines, c'est la rivière, et l'île est au milieu : elle fait partie de la frontière, donc d'aucun des deux donc des deux.

Sur la rive droite, l'abbaye sert de lieu de repos et de retraite aux jésuites, entre deux missions. Le silence compassé y règne, entre temps de prières et temps de discussions philosophiques. Autour, une vaste forêt, propice au recueillement et à la méditation. Sur la rive gauche, un monastère bruyant, bruissant de vie, entourés de vastes champs rudement exploités : des franciscains s'y sont établis. Mais quand les deux congrégations, lors d'une promenade, se retrouvent face à face, au niveau de l'île, il n'est plus question ni de Dieu, ni de maître et c'est la curée[1] ! Jusqu'au jour où on compte un mort partout et où les deux pères abbés décident que ça suffit comme ça, qu'il y en a assez et qu'on va régler ça à la loyale.

Les deux communautés désignent chacune leur champion : le plus fin lettré et habile en rhétorique pour les jésuites, l'esprit le plus pur et le plus simple pour les franciscains. Ces derniers imposent une règle supplémentaire au combat, qu'il soit silencieux (sont pas fous : ils savent qu'ils n'ont aucune chance de gagner si la bataille se fait sur le terrain de la parole) : les jésuites hésitent un peu, mais forts de leur supériorité intellectuelle, acceptent.
Au milieu d'une clairière en terrain neutre, voilà donc nos deux champions en lice. Le sort a désigné le jésuite pour engager. De sa poche profonde, lentement, il sort une pomme. Son adversaire, farfouillant dans sa besace en grommelant, lui tend un quignon de pain. Le jésuite avance alors son poing fermé à la face de son adversaire, seul son pouce restant dressé. Le franciscain lance sa main à l'horizontale, l'index et le majeur écartés en V tendu en avant. Le jésuite déploie alors le pouce, l'index et le majeur sous le nez de son concurrent. Ce dernier claque sa main droite bien à plat sur son poing gauche fermé. Le jésuite dit «Mon frère, vous avez gagné, l'île est à vous.»

Le jésuite rentre penaud au milieu des siens qui le pressent de lui expliquer ce qu'il s'est passé pour comprendre comment ils ont pu se faire berner ainsi. « Je lui ai montré la pomme du pécher originel, il m'a offert le pain de la rédemption. Je lui ai opposé le un de l'unicité, il m'a rétorqué le deux de la dualité, je lui ai montré le trois de la trinité, il m'a répondu avec l'autel de la communion. » Le père abbé admet que les jésuites ont perdu...
Dans le monastère franciscains, c'est la liesse, et là aussi on est impatient de connaître le déroulement du combat vainqueur. « Il a sorti une pomme, j'ai cru qu'il voulait casser la croûte, alors j'ai sorti mon morceau de pain. Il m'a fait j'te crève un œil, j'lui ai fait, j't'en crève deux, il m'a fait, j't'en crève trois, et j'lui ai fait t'es baisé, j'en ai qu'deux ! »

Note

[1] Même pas honte

25/12/2012 10:29

De circonstance ?

J'ai retrouvé, en fouillant dans les cartons de mon grenier, le livre de vie de mon ancêtre Joël Noyeux, transmis de parents en enfants jusqu'à moi. Un 25 décembre, il a relaté l'histoire qui suit :

En ces temps sombres, les troubles de notre pays sont engourdis par le gel et la neige : nous sommes refugiés au plus chaud de nos maisons de granite gris dans nos villages isolés par la tempête. Les hommes mûrs ne sont pas revenus des frontières lointaines ; nos foyers survivent chichement alimentés par les enfants, les femmes, les vieux sages et les imagos.

Je viens d'être désigné jeune sage ; je ne le mérite certes pas : seuls les temps obscurs justifient cette distnction, d'après moi. Et ce jour, un jeune garçon, d'une dizaine d'années, m'a demandé :

- Dis, à Noël ou à l'anniversaire, pourquoi offre-t-on des cadeaux aux enfants ?

Bon sang ! Pour mon baptême de sage, je suis servi ! Non seulement, mon premier hôte est un enfant, non seulement il parle de ce que nous allons avoir du mal à réaliser vu notre misère matérielle, mais en plus il veut discuter d'emblée de mystère.

Je plonge mes yeux dans son profond regard gris, avide, candide, ouvert à toutes les réponses du monde, en quête de connaissances joyeuses et rassurantes. Je n'ai pas le droit de me tromper, de le tromper. Il faut que je m'élève à son niveau, dépouillé, simple, sans fioriture ni faux-semblant. Il n'a cure des embellisements que les adultes prétendent utiliser pour expliquer le monde qui les entoure. Il rejette sans vergogne les théories des initiés. Il me regarde, simplement, avec sérénité.

Et dans ses yeux
Je lis
La réponse
Qu'il porte en lui
Sans le savoir.

Je comprends alors ce qu'est vraiment être sage : je ne vais faire que lui dire à haute voix ce qu'il sait déjà, je vais simplement conduire hors de lui, pour que sa conscience s'en empare, la connaissance qu'il a en lui.

- Nous offrons des cadeaux aux enfants pour les remercier.
- Pour les remercier ? Mais de quoi ?

Allez mon grand, allez. Continue, pose tes questions, à moi, à toi. Vas-y, cherche la réponse, elle est rangée quelque part dans ta mémoire, trouve-la !

Le gris de ses yeux prend soudain des reflets mordorés, il m'offre un large sourire et me dit : " On les remercie d'exister, d'avoir la chance de pouvoir les connaître. Mais dis, pour les adultes, c'est pareil, non ? Même le plus méchant, comme la vieille Némie au bout du village, peut nous apprendre quelque chose, c'est ça ? Et ils nous apprennent des choses du monde lointain ou tout proche, comme nous-même. C'est ça, hein dis, c'est ça ? Alors, plutôt que leur dire un "Merci" que le vent emportera peut-être loin de leurs oreilles, on leur donne un objet qu'ils feront sien et dans lequel on aura mis un peu de nous, comme ce sifflet que j'ai fait et donné à Claudine pour qu'elle puisse appeler ses bêtes sans se fatiguer. C'est ça, hein dis, c'est ça ? Et puis si Pierrot casse le petit moulin que je lui ai fabriqué, c'est pas grave : il aura pu jouer avec au moins un peu. C'est ça, dis, c'est ça ? Mais, et ceux qui ne reçoivent jamais de cadeaux ? Dis, c'est pas parce qu'ils sont méchants, c'est seulement parce que personne n'a la chance de les connaître, alors il faut aller à leur recherche ? C'est ça, hein dis, c'est ça ? " Et toujours ce regard assoiffé qui est planté dans mes yeux. Et tout d'un coup, cette estocade : " Dis, qu'est-ce qu'il faut faire pour devenir un sage comme toi ? "

Je le regarde alors avec un grand sourire plein de larmes, je plonge ma main dans ma poche et j'en sors les fragments de silex et de quartz roulés par la rivière dans le lit de laquelle je les ai récoltés ce matin, ma main tendue les lui offre. " Merci. "