Deux monastères se font face, chacun posé à flanc de colline. Au fond de la vallée, une rivière, large, presque un fleuve et au milieu, dans l'exact alignement des deux domaines religieux, une île. Riche d'alluvions, de végétation, elle est l'objet, depuis plus que longtemps, de combats acharnés mais feutrés entre les deux communautés. Pensez donc ! La limite entre les deux domaines, c'est la rivière, et l'île est au milieu : elle fait partie de la frontière, donc d'aucun des deux donc des deux.

Sur la rive droite, l'abbaye sert de lieu de repos et de retraite aux jésuites, entre deux missions. Le silence compassé y règne, entre temps de prières et temps de discussions philosophiques. Autour, une vaste forêt, propice au recueillement et à la méditation. Sur la rive gauche, un monastère bruyant, bruissant de vie, entourés de vastes champs rudement exploités : des franciscains s'y sont établis. Mais quand les deux congrégations, lors d'une promenade, se retrouvent face à face, au niveau de l'île, il n'est plus question ni de Dieu, ni de maître et c'est la curée[1] ! Jusqu'au jour où on compte un mort partout et où les deux pères abbés décident que ça suffit comme ça, qu'il y en a assez et qu'on va régler ça à la loyale.

Les deux communautés désignent chacune leur champion : le plus fin lettré et habile en rhétorique pour les jésuites, l'esprit le plus pur et le plus simple pour les franciscains. Ces derniers imposent une règle supplémentaire au combat, qu'il soit silencieux (sont pas fous : ils savent qu'ils n'ont aucune chance de gagner si la bataille se fait sur le terrain de la parole) : les jésuites hésitent un peu, mais forts de leur supériorité intellectuelle, acceptent.
Au milieu d'une clairière en terrain neutre, voilà donc nos deux champions en lice. Le sort a désigné le jésuite pour engager. De sa poche profonde, lentement, il sort une pomme. Son adversaire, farfouillant dans sa besace en grommelant, lui tend un quignon de pain. Le jésuite avance alors son poing fermé à la face de son adversaire, seul son pouce restant dressé. Le franciscain lance sa main à l'horizontale, l'index et le majeur écartés en V tendu en avant. Le jésuite déploie alors le pouce, l'index et le majeur sous le nez de son concurrent. Ce dernier claque sa main droite bien à plat sur son poing gauche fermé. Le jésuite dit «Mon frère, vous avez gagné, l'île est à vous.»

Le jésuite rentre penaud au milieu des siens qui le pressent de lui expliquer ce qu'il s'est passé pour comprendre comment ils ont pu se faire berner ainsi. « Je lui ai montré la pomme du pécher originel, il m'a offert le pain de la rédemption. Je lui ai opposé le un de l'unicité, il m'a rétorqué le deux de la dualité, je lui ai montré le trois de la trinité, il m'a répondu avec l'autel de la communion. » Le père abbé admet que les jésuites ont perdu...
Dans le monastère franciscains, c'est la liesse, et là aussi on est impatient de connaître le déroulement du combat vainqueur. « Il a sorti une pomme, j'ai cru qu'il voulait casser la croûte, alors j'ai sorti mon morceau de pain. Il m'a fait j'te crève un œil, j'lui ai fait, j't'en crève deux, il m'a fait, j't'en crève trois, et j'lui ai fait t'es baisé, j'en ai qu'deux ! »

Note

[1] Même pas honte