Mon ancêtre, Joël Noyeux[1], aime à se faire chroniqueur de la vie de son bourg. Dans son livre de vie, un premier janvier, on découvre ce récit.

Malgré l'hiver qui est venu, les temps sont moins froids et les jours moins obscurs, même si des vieillards sont partis et des hommes perdus à jamais pour les leurs. Au bout du village, dans son château — comme les enfants nomment sa coquette bâtisse bourgeoise — Hécate geint sans cesse : l'esprit de cette plus que centenaire bat la campagne et ressasse les belles histoires du temps passé. Elle saoule Artemis, sa jeune servante de ses souvenirs qui pétillent comme le frais champagne coulant à flot au milieu des fêtes passées.

— Quand j'étais jeune, vois-tu ma petite Artémis, la roseraie embaumait de mars à novembre et tous les jours, Andéméon, mon défunt jardinier adoré...

Ce matin-là, elle ne peut continuer à dévider ses souvenirs dans l'oreille de la soubrette, tant les larmes envahissent ses yeux et les sanglots serrent sa gorge.

— Mère, je n'en puis plus ! s'écrie Artémis, courue se réfugier dans le giron de Solène. J'en ai assez d'entendre les plaintes de cette vieille rombière. Mais quoi ? Elle a toujours eu la vie facile, confortable : une belle maison, un époux avenant et bien pourvu, une domesticité nombreuse et prévenante, s'activant jours et nuits sous la férule de la gouvernante, fille de sa nourrice. Elle n'a jamais eu à tirer l'aiguille, ne sait ce qu'est s'occuper d'enfants : son seul souci quotidien est de choisir, sans faire de faute de goût, l'épingle à chapeau assortie à son mantel. Elle ne s'intéresse à rien d'autre qu'elle, elle

— Ma fille, ma fille, je te sens agacée par les gémissements de la vieille dame, mais vois-tu, comme tu le dis, elle ne peut trouver d'autre plaisir que la satisfaction de s'occuper d'elle. Toute sa vie tourne autour de sa propre personne : ne crois-tu pas que son champ d'expérience en est tout autant limité ? Et malgré l'insondable profondeur de la nature humaine, crois-moi, elle en a eu vite fait le tour. Et cela ne fait pas son bonheur. À bien y penser, on peut même dire qu'elle est malheureuse.

— Mère ! Comment peut-on dire ça ? Certes son époux n'est plus, mais il n'a pas disparu sans laisser de traces, comme notre père : il s'est éteint, dans ses bras, qui plus est ! au terme d'une vie commune et paisible avec sa chère épouse. Elle n'a pas eu la douleur de perdre des fils dans la force de l'âge, de fermer les yeux d'une fille qui aura six ans éternellement. Son dos est droit et la peau de ses mains est fine et douce. La nuit, elle dort, elle ne

— Ma fille, sous-entendrais-tu que je me dois d'être plus malheureuse qu'elle puisque la vie m'a offert les épreuves que tu décris ? C'est bien ça ? Sache que ce fût une cavalière émérite, aguerrie et agile : en cadeau de noces, son cher époux lui a offert le plus beau des haras avec les plus belles bêtes que l'on puisse trouver dans nos contrées. Il fallait la voir, à travers les brumes de l'aurore, chevaucher sa jument grise ou son étalon noir et filer dans les chemins, au milieu des baliveaux, s'épuisant dans une course qui la laissait pantelante de plaisir. Il fût un jour où son état devint intéressant. Son époux lui ferma alors les portes de l'écurie : cela la rendit folle de manque. S'attachant la complicité de quelque palefrenier béat, elle passa outre l'interdiction maritale et maintint ses chevauchées matinales. Jusqu'à chuter, un jour, assez lourdement pour la laisser inconsciente au bord d'une ravine : elle perdit l'enfant qu'elle portait. Par deux fois encore, elle fût grosse et par deux fois aussi, les cavalcades furent fatales à son enfant. Le médecin lui ôta tout espoir de procréer à nouveau, d'avoir une descendance, de laisser une trace sur cette terre. Voilà son plus grand malheur : elle s'est dépossédée de tout espoir d'être utile à plus nécessiteux qu'elle, de se nourrir du bonheur d'un enfant, de l'aider à sortir du troupeau. Saisis-tu, ma fille, l'illusion dans laquelle elle te maintient, l'apparence qu'elle s'octroie pour cacher sa misère ?

— Mère, c'est triste... Cependant, je ne comprends pas pour quelle raison elle ne s'est pas tournée vers d'autres objets de son désir de bienveillance ? N'aurait-elle pu s'accomplir dans quelque œuvre de charité, quelque action de bienfaisance ?

— Son époux, la voyant si défaite, n'a eu de cesse que de vouloir combler cette carence affective par une débauche de richesses matérielles : cela a été son plus grand tort. Elle a été ensevelie, étouffée par l'opulence : le ressort en elle s'est brisé, volatilisé. Elle est devenue une coquille brillante, étincelante, un personnage, simplement bon à donner le change.

Le silence enveloppe les deux femmes : on y entend leur compassion pour leur semblable en fin de vie, seulement bonne à refléter un mirage.

— Mère, reprend Artémis, c'est aussi commode pour elle, que de se complaire dans la mélancolie : ainsi, elle peut se plaindre et se faire plaindre. Mais cela ne prend pas, avec moi ! Elle n'a eu qu'à souffrir d'un petit malheur, compensé par de muliples petits bonheurs !

— Ma fille, il n'y a pas de petits bobos : la raison voudrait nous faire accroire qu'une grande infortune cause une grande affliction. Ce n'est pas le cas : du moment où le sort s'acharne, de la manière dont nous recevons ses coups dépend la détresse que nous en éprouverons. Ton père, tes frères, ta sœur s'en sont allés : nous avons vécu à leurs côtés, nous pouvons les faire revivre à notre guise, dans nos rêves et nos pensées, entendre leurs rires, nous repaître de leurs sourires, nous laisser émerveiller par leurs regards, même s'ils nous manquent désespérément. Nous avons toute matière à les ré-inventer indéfiniment. Elle, ne peut : ses enfants resterons des inconnus pour l'éternité. Comprends-tu ? Toute peine est respectable, quelle que soit l'intensité de sa cause : tu ne peux ainsi tourner le dos à Hécate, ma fille. Écoute-la, entends-la. Va, maintenant.

Au bout, du village, dans le château, on entend des rires d'enfants. Si l'on pénètre dans le jardin, on aperçoit, confortablement installée sur la terrasse, aux côtés d'une claire et fine Artémis lumineuse, une vieille dame aux joues roses et lisses, au yeux pétillants, aux lèvres étirées par un léger sourire, au corps repu de bonheur : une Hécate nouvelle.

Note

[1] dont je t'ai déjà parlé ici