J'ai retrouvé, en fouillant dans les cartons de mon grenier, le livre de vie de mon ancêtre Joël Noyeux, transmis de parents en enfants jusqu'à moi. Un 25 décembre, il a relaté l'histoire qui suit :

En ces temps sombres, les troubles de notre pays sont engourdis par le gel et la neige : nous sommes refugiés au plus chaud de nos maisons de granite gris dans nos villages isolés par la tempête. Les hommes mûrs ne sont pas revenus des frontières lointaines ; nos foyers survivent chichement alimentés par les enfants, les femmes, les vieux sages et les imagos.

Je viens d'être désigné jeune sage ; je ne le mérite certes pas : seuls les temps obscurs justifient cette distnction, d'après moi. Et ce jour, un jeune garçon, d'une dizaine d'années, m'a demandé :

- Dis, à Noël ou à l'anniversaire, pourquoi offre-t-on des cadeaux aux enfants ?

Bon sang ! Pour mon baptême de sage, je suis servi ! Non seulement, mon premier hôte est un enfant, non seulement il parle de ce que nous allons avoir du mal à réaliser vu notre misère matérielle, mais en plus il veut discuter d'emblée de mystère.

Je plonge mes yeux dans son profond regard gris, avide, candide, ouvert à toutes les réponses du monde, en quête de connaissances joyeuses et rassurantes. Je n'ai pas le droit de me tromper, de le tromper. Il faut que je m'élève à son niveau, dépouillé, simple, sans fioriture ni faux-semblant. Il n'a cure des embellisements que les adultes prétendent utiliser pour expliquer le monde qui les entoure. Il rejette sans vergogne les théories des initiés. Il me regarde, simplement, avec sérénité.

Et dans ses yeux
Je lis
La réponse
Qu'il porte en lui
Sans le savoir.

Je comprends alors ce qu'est vraiment être sage : je ne vais faire que lui dire à haute voix ce qu'il sait déjà, je vais simplement conduire hors de lui, pour que sa conscience s'en empare, la connaissance qu'il a en lui.

- Nous offrons des cadeaux aux enfants pour les remercier.
- Pour les remercier ? Mais de quoi ?

Allez mon grand, allez. Continue, pose tes questions, à moi, à toi. Vas-y, cherche la réponse, elle est rangée quelque part dans ta mémoire, trouve-la !

Le gris de ses yeux prend soudain des reflets mordorés, il m'offre un large sourire et me dit : " On les remercie d'exister, d'avoir la chance de pouvoir les connaître. Mais dis, pour les adultes, c'est pareil, non ? Même le plus méchant, comme la vieille Némie au bout du village, peut nous apprendre quelque chose, c'est ça ? Et ils nous apprennent des choses du monde lointain ou tout proche, comme nous-même. C'est ça, hein dis, c'est ça ? Alors, plutôt que leur dire un "Merci" que le vent emportera peut-être loin de leurs oreilles, on leur donne un objet qu'ils feront sien et dans lequel on aura mis un peu de nous, comme ce sifflet que j'ai fait et donné à Claudine pour qu'elle puisse appeler ses bêtes sans se fatiguer. C'est ça, hein dis, c'est ça ? Et puis si Pierrot casse le petit moulin que je lui ai fabriqué, c'est pas grave : il aura pu jouer avec au moins un peu. C'est ça, dis, c'est ça ? Mais, et ceux qui ne reçoivent jamais de cadeaux ? Dis, c'est pas parce qu'ils sont méchants, c'est seulement parce que personne n'a la chance de les connaître, alors il faut aller à leur recherche ? C'est ça, hein dis, c'est ça ? " Et toujours ce regard assoiffé qui est planté dans mes yeux. Et tout d'un coup, cette estocade : " Dis, qu'est-ce qu'il faut faire pour devenir un sage comme toi ? "

Je le regarde alors avec un grand sourire plein de larmes, je plonge ma main dans ma poche et j'en sors les fragments de silex et de quartz roulés par la rivière dans le lit de laquelle je les ai récoltés ce matin, ma main tendue les lui offre. " Merci. "