Il est midi bien tassé. Dans le petit bureau où nous nous entassons à cinq ou six, au sous-sol du bâtiment, les bruits des feuilles tournées, des claviers, du téléphone qui hurle bien trop souvent s'estompent peu à peu. L'un s'étire en hululant un bâillement que Rahan n'aurait pas renié. Un autre claque rageusement son stylo sur le bureau, désespéré de ne pas arriver à coucher son intuition sur le papier. Je recule ma chaise qui crisse désagréablement sous mon poids et sur le linoléum et pousse un grognement d'exaspération. Le chef passe la tête dans l'entrebâillement de la porte de son antre : « Vous êtes bien agités, d'un coup. Vous avez faim ? On va manger ? » La cafétéria voisine est tout aussi enterrée que notre bureau et à voir le soleil briller au-delà du gazon vivotant à l'ombre permanente, nous n'avons pas envie de nous y cloîtrer : aujourd'hui, nous mangerons dehors !

Nous sortons du bâtiment par les coulisses. Remontant l'escalier de service étroit, marches de béton coincées entre deux murs gris démesurément hauts, dont la ligne de fuite se fond dans l'azur de ce jour-là, notre troupe s'étire en un long ruban de guimauve, tout joyeux de sortir de sa cave. L'Astre nous cueille dans sa paume : il nous séquestrerait volontiers sur un banc pour nous enivrer de caresses. Las, il nous faut franchir les grilles, traverser le boulevard vrombissant. L'Italien, en face, n'a pas de terrasse : aucun intérêt à nous y poser pour boire le soleil. Alors, nous allons plus loin, au coin de l'avenue. Les chaises en rotin et les tables basses du troquet ont envahi le trottoir, elles s'alanguissent sous l'ombre clairsemée des platanes. Les feuilles d'automne frémissent dans la brise tiède : l'air a la nuance d'une saison qui ne veut pas mourir.

Le serveur nous connaît bien : « Croque-à-cheval-salade-demi pour tout le monde ? » Aucune dénégation ne venant le contredire, il disparaît dans le bar, hurlant sa commande au personnel. On attrape la PQR qui traîne en plusieurs exemplaires sur les tables alentour. Le silence se fait bulle autour de nous. Chacun est rivé à cette photo., à ce titre, à cette date. Nous sommes le lendemain du 9 novembre. 1989.

Et toi, que faisais-tu ce jour-là, quand tu as pris connaissance des événements ?