Il paraît que c'est plus bruyant que le métro aux heures de pointe. Et que la bousculade y est encore plus grande. Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que ça veut dire. Ça bouge dans tous les sens, ma tête cogne contre une surface souple et ferme, mes membres sont ballotés de droite et de gauche. Je bois souvent la tasse, mais c'est comme d'habitude. J'ai mal aux oreilles, mon tympan s'agite frénétiquement, ça bourdonne et de temps en temps ça crisse. Maintenant, là, alors que tu me lis, je sais mettre des mots sur ce que je ressentais, mais à l'époque, à l'époque...

À l'époque, j'étais inconsciente, mon cerveau n'était pas capable d'analyser toutes les informations que mes capteurs physiques lui envoyaient. Je ne savais que sentir : je ne savais rien, je ne comprenais rien. Je flottais dans un bouillon aux goûts bizarres et ondoyants ; il y faisait sombre, si tant est que la lumière eût une signification ; le liquide remuait au rythme de mouvements extérieurs dont je ne réussissais pas à déterminer l'origine. Je l'agitais parfois, lorsque je m'y ébattais, lançant coups de pieds et de poings, frétillant d'angoisse. De temps en temps, mon vaisseau se calmait, le brouhaha s'y faisait tenu et il me semblait percevoir un chant léger, modulé, sur fond de musique froissée. Je me sentais de plus en plus à l'étroit dans mon cocon, jusqu'à ce qu'il m'expulsât, un soir au goût de l'été qui arrivait : il faisait froid et sec dans ce nouveau monde, mais au moins, il était grand ! C'était un univers rempli de nouveautés, agréables sensations et de traumatismes : un bouleversement, en somme. Tout attachée à découvrir ce nouvel espace et les êtres qui le peuplaient, j'avais oublié le son de l'habitude. Ce n'est que bien plus tard, un soir, que j'entendis de nouveau cette chanson douce et cette mélodie parcheminée : ma mère lisait à mi-voix un livre donc elle tournait les pages en les faisant glisser les unes sur les autres. Il paraît que j'adorais l'imiter, dressée sur mon séant dans mon berceau, mon bouquin en tissu bien en mains — et à l'envers ! — droit devant mes yeux. Puis je suis allée à l'école, puis j'ai appris à lire : et mon univers s'est dilaté[1].

Le premier livre dont je me souviens avec précision racontait l'histoire de petits hommes dans une grande maison familiale où régnait un chat. Il me suit depuis plus de quarante ans, au gré des déménagements successifs : je viens d'aller le chercher sur une étagère de ma bibliothèque, son dépôt l'égal date de 1969. Il s'agit de Monsieur Ouipala, d'Annie M. G. Schmith (trad. Suzanne Hiltermann et Isabelle Jan, ill. Jacqueline Duhème) . Ensuite vient Au nom de tous les miens (Martin Gray), que je lisais alors que tournait en boucle l'album Métamorphosis : les deux sont irrémédiablement liés dans ma mémoire. Puis Chroniques martiennes (je ne te ferai pas l'affront de te dire qu'il a été écrit par un certain Ray Bradbury) : c'est LE texte qui m'a accrochée à la science-fiction pour ne plus jamais la quitter. Entre temps, la section moins de quinze ans de la bibliothèque dont ma mère assurait la direction a fermé. Les ouvrages devaient partir à la poubelle — quelle horreur[2] ! — j'ai donc fait le plein d'ouvrages dont quelques pépites comme Bilbo le Hobbit ou Au Carrefour des étoiles. Après, il y en a eu tellement, que je ne sais plus, et comme ça va de la collection Harlequin à la Bible ou au Coran, que ma mémoire est un vrai emmenthal, je ne saurais dire. Peut-être, s'il en faut un, un texte de John Irving comme Une veuve de papier, par exemple. Et s'il faut un cycle, celui des Robots et de Fondation (d'Isaac Azimov, faut-il le rappeler).

Tiens, puisqu'on est vendredi, je livre mon #vendredilecture :

  • Le trône de fer (Georges R. R. Martin, au cas où tu ne suivrais pas) intégrale 3 VF (oui, je sais !)
  • Adultère (Paulo Coelho)
  • PB#... Ah non, on est vendredi, mais PB53 ne paraîtra jamais. Alors, Le meilleur pour le pire — aka RD#1 (Neil Jomunsi)

Pourquoi je raconte tout ça ? Primo[3], parce que c'est le Ray's Day, tu suis ? Ensuite, parce que j'ai une confession à faire, même si on n'est pas jeudi : je n'ai aucun mérite. Je n'ai aucun mérite à lire. T'imagines-tu ne pas respirer, manger ou parler ? Non, bien sûr. Lire est de même nature pour moi : une fonctionnalité profondément inscrite dans mes gènes d'humaine, qui m'a été donnée dès ma conception, qui a doucement mijoté dans mon bain primordial, dont je me suis nourrie avec le lait de ma mère, qui fait du cosmos connu et inconnu un ridicule petit pois à côté des multivers logés dans les textes. Je n'ai aucun mérite à lire.

Notes

[1] une fois que tu as appris à lire, tu ne peux pas t'empêcher de lire tout ce qui te tombe sous l'œil, même en langue étrangère, même le panneau de pub. le plus débile de l'Univers et des environs. Fais-en donc l'expérience.

[2] je ne supporte pas de jeter des livres et quand ils n'en peuvent plus, j'en fais, par exemple, ça

[3] pas Levi.